Dans une salle de classe baignée par la lumière du matin, les murs sont couverts d’affiches de Kant, Rousseau et Simone de Beauvoir. Corinne B., 62 ans, professeure de philosophie dans un lycée de la banlieue Nancéienne, s’apprête à vivre sa dernière session du baccalauréat avant la retraite.
Figure imposante des couloirs du lycée, elle est connue pour ses corrections sans concessions, sa passion viscérale pour la vérité… et ses punchlines mémorables en marge des copies.
À quelques jours de l’épreuve de philo, elle nous a ouvert la porte de sa salle pour un entretien haut en couleurs.
Corinne B., professeure de philosophie à Nancy
Corinne, vous vous apprêtez à corriger votre dernier bac. Que ressentez-vous à l’approche de cette ultime session ?
Un mélange étrange de nostalgie et de soulagement. Vingt-huit années à corriger des copies, à déchiffrer des pattes de mouche et à relire des dissertations sur la liberté ou le bonheur… Je ne vais pas mentir : j’en ai marre du stylo rouge. Mais je vais aussi laisser derrière moi des moments incroyables. Chaque session du bac, c’est un peu comme un feuilleton national. On attend les sujets, on débat, on parie même entre collègues. Cette année, je sens que « nature » ou « vérité » va tomber. Ça fait longtemps qu’on ne les a pas vus en série générale.
Vous avez la réputation d’être très stricte dans vos corrections. C’est justifié ?
(Rires) Disons que je ne récompense pas la médiocrité. Une fois, un élève a confondu le « devoir » avec un Pokémon. Il m’a écrit : « Le devoir est une créature puissante, souvent utilisée dans les combats ». J’ai corrigé avec un 4/20 et une annotation bien sentie : « Vous avez combattu la logique et perdu. » On ne peut pas rendre hommage à Kant en invoquant Pikachu. Mais je suis juste : si l’élève argumente bien, même avec des idées originales, je valorise.
Des souvenirs plus touchants, peut-être ?
Oh oui. Il y avait ce garçon, en grande difficulté scolaire, pas très bavard, HPI, mais mutique jusqu’à son entrée au CP. En terminale, il a pondu une dissertation sur la vérité et la subjectivité qui m’a laissée sans voix. Il expliquait que, pour lui, « dire la vérité, c’est s’exposer », et que toute parole était un acte de courage. J’en avais les larmes aux yeux. Il a eu 18/20. J’ai su ensuite qu’il avait repris confiance en lui grâce à la philo.
Quels conseils donneriez-vous aux élèves à quelques jours de l’épreuve ?
Ne vous éparpillez pas. Travaillez les notions transversales comme la vérité, la justice, le devoir. Ce sont les piliers du raisonnement philosophique. Et surtout, n’apprenez pas des dissertations toutes faites. J’ai des radars pour ça. Soyez sincères, posez-vous des questions, et surtout, donnez des exemples concrets. Une bonne copie, c’est comme une bonne conversation : elle nous fait réfléchir, pas dormir.
Un sujet que vous pressentez pour cette session 2025 ?
Je suis presque certaine qu’on va avoir un retour de la notion de nature. Elle est tombée à l’étranger, elle revient en filière techno, et elle est d’une actualité brûlante. Et si vous y ajoutez la technique, on tient quelque chose de costaud. « La technique est-elle une menace pour la nature ? », par exemple, c’est typiquement le genre de sujet à double entrée, qui permet à un bon élève de briller, et à un élève moyen de s’y perdre. C’est cruel, mais logique. Et c’est tout ce que j’aime dans une bonne dissertation de philo.
En partant nous lui avons demandé de rédiger une approche pour aborder ce thème, voici ses notes :
La technique est-elle une menace pour la nature ?
Introduction
Depuis l’Antiquité, la nature est perçue comme un ordre harmonieux, spontané, parfois sacré. L’homme, quant à lui, a toujours cherché à transformer ce monde naturel pour répondre à ses besoins, notamment grâce à la technique. Or, dans le contexte actuel de crise écologique, la technique apparaît de plus en plus comme une force destructrice : pollution, artificialisation, réchauffement climatique. Cette évolution nous amène à nous interroger : la technique est-elle une menace pour la nature ?
Il ne s’agit pas ici de nier les bienfaits que la technique a pu apporter à l’humanité, mais de s’interroger sur la relation qu’elle entretient avec la nature. Est-elle nécessairement nocive, ou pourrait-elle au contraire contribuer à protéger cette nature qu’elle semble souvent malmener ?
Nous verrons d’abord en quoi la technique semble effectivement menacer la nature, avant d’examiner son rôle fondamental dans la satisfaction des besoins humains, puis d’envisager la possibilité d’une technique réconciliée avec le vivant.
I. La technique apparaît comme une menace directe pour la nature
L’évolution de la technique, notamment depuis la révolution industrielle, a entraîné une transformation profonde de notre environnement. Elle repose sur l’exploitation intensive des ressources naturelles, au point d’en compromettre la régénération. Le progrès technique a ainsi entraîné pollution, déforestation, perte de biodiversité et dérèglement climatique.
Le philosophe Martin Heidegger, dans La Question de la technique, critique la technique moderne qui ne se contente plus d’accompagner la nature, mais la « met en demeure » : elle transforme tout être naturel en simple réserve d’énergie ou de matière, un fonds. L’homme devient alors un gestionnaire, voire un prédateur, de la nature.
Cette logique d’exploitation illimitée conduit à une forme de rupture entre l’homme et la nature, que l’on peut interpréter comme une menace pour les équilibres fondamentaux de la planète. La technique, en libérant l’homme de certaines contraintes naturelles, semble lui faire oublier sa dépendance profonde à l’égard de celle-ci.
II. La technique répond aussi aux besoins vitaux de l’être humain
Cependant, il serait réducteur de ne voir dans la technique qu’un danger. Depuis ses origines, elle constitue un moyen pour l’homme de survivre et de s’adapter à son milieu. Le feu, les outils, l’agriculture, l’habitat : autant de formes de techniques visant à protéger ou à améliorer la condition humaine.
Le philosophe Henri Bergson considère que l’homme est un homo faber, un être dont la nature est justement de produire des outils. Ainsi, la technique ne s’oppose pas à la nature humaine, elle en est le prolongement.
De plus, certaines techniques ont permis de mieux comprendre ou préserver la nature : les digues pour contenir les inondations, les traitements médicaux pour lutter contre les maladies naturelles, les satellites pour surveiller l’état de la planète. La technique est ambivalente : elle peut asservir ou libérer, détruire ou protéger.
III. Une technique réconciliée avec la nature est-elle possible ?
Aujourd’hui, face aux menaces écologiques, une nouvelle approche technique se développe : celle des écotechnologies, qui cherchent à imiter la nature (biomimétisme), à limiter les impacts (low-tech), ou à réparer les dommages (restauration écologique).
Cette évolution implique un changement de rapport à la technique : elle ne doit plus viser la domination de la nature, mais sa cohabitation harmonieuse. Le philosophe Gilbert Simondon proposait déjà de valoriser la technique comme culture, c’est-à-dire comme moyen de relier les êtres, plutôt que de les séparer.
Bruno Latour, quant à lui, suggère de dépasser l’opposition entre nature et culture, pour penser un monde commun, dans lequel la technique serait un outil de diplomatie entre humains et non-humains. Il s’agit donc moins d’abandonner la technique que de la réorienter vers un usage responsable et solidaire du vivant.
Conclusion
La technique peut indéniablement constituer une menace pour la nature lorsqu’elle se développe sans limites ni conscience des conséquences écologiques. Toutefois, elle est aussi une expression de la créativité humaine et peut devenir un levier de préservation si elle est pensée dans une logique de responsabilité.
La véritable question n’est donc pas de savoir si la technique est une menace, mais de savoir quelle technique nous voulons développer. Une technique maîtrisée, respectueuse du vivant, pourrait être non pas l’ennemie, mais l’alliée de la nature.
Documentation gratuite